Les qualités guerrières des soldats marocains sont rapidement reconnues lors des premiers combats de 1914 et, les pertes en hommes étant tout de suite importantes, l'état-major presse Lyautey de fournir au plus vite de nouvelles recrues.
Au Maroc, le service militaire n'existe pas, il s'agit donc d'engagements volontaires pour une, deux ou trois années. La prime initiale d'engagement est fixée à 50 francs par année, elle passe à 60 francs afin de stimuler les énergies et compenser l'augmentation du coût de la vie. Le petit pécule offert en début d'engagement constitue un attrait évident pour ces hommes rudes aux revenus plus que modestes. En revanche, arrivé en France, un spahi ne perçoit qu'une solde tout à fait dérisoire, bien peu motivante et... inférieure à celle des soldats français !
Peu à peu, les informations concernant les hécatombes de la Grande Guerre commencent à filtrer au Maroc, le service du courrier est bien mal organisé, les nouvelles des soldats n'arrivent pas ou trop rarement et surtout beaucoup d'hommes ne reviennent pas. Dans ces conditions, on ne se bouscule pas pour s'engager, alors que les demandes en hommes de la métropole se répètent de plus en plus fréquemment. Lyautey doit alors adopter des mesures bien plus contraignantes pour lever des hommes et le caractère forcé de nombreux recrutements ne fait aucun doute dans les régions de plaines et de plateaux des zones occupées, qui sont beaucoup sollicitées. L'enrôlement forcé semble aussi largement pratiqué dans des régions montagneuses qui ne sont pas encore totalement soumises. De véritables razzias sont parfois organisées pour convaincre par la force de jeunes hommes à tenter l'aventure.
L'EFFORT DE GUERRE DU MAROC ET SON BILAN HUMAIN
Le Maroc est donc fortement mis à contribution dans l'effort de guerre français, sans parler des très importantes livraisons de denrées alimentaires ni des hommes venus travailler en France dans l'industrie ou l'agriculture : il fournit près de 7 % des effectifs militaires provenant d'outre-mer, soit 40 398 hommes, plus ou moins volontaires comme on vient de le voir, dont les deux-tiers combattent en France. Dans les effectifs, les tirailleurs sont bien plus nombreux que les spahis. Participation d'autant plus remarquable, rappelons-le, qu'elle est celle d'un pays sous protectorat depuis seulement 1912 et dont une bonne partie du territoire est encore " insoumise " ! Quant aux régions " pacifiées ", elles ne sont pas toutes toujours très sûres et il n'est pas rare de voir certaines tribus à la fidélité douteuse se " retourner " contre leur protecteur d'hier.
Le bilan des pertes humaines est difficile à établir avec précision. Il est certain que les Marocains sont souvent employés en première ligne. Ils participent à de nombreux coups de main et à des offensives très meurtrières. Ces régiments constituent des unités de choc pour l'armée française : ils sont, en raison de leur bravoure et de leur extrême solidité au feu, engagés principalement dans l'assaut. Comme le montre l'emploi d'un bataillon du RMTM dans les combats extrêmement violents de la première tentative de reprise de Douaumont du 22 au 24 mai 1916, ou bien encore la charge furieuse des Marocains le 16 avril 1917 à l'aube, sur le Chemin des Dames. Le commandement, en raison des qualités offensives de ces unités, évite de les user dans des positions défensives, sous le déluge de feu de l'ennemi. Avec cette utilisation des troupes marocaines, le pourcentage des pertes, qui englobent, tués, disparus, blessés, prisonniers est obligatoirement élevé.
Les pertes sont proportionnellement beaucoup plus importantes pour les tirailleurs que pour les spahis ; en effet, les premiers participent à de très grandes offensives ou les vies humaines ne sont pas épargnées par l'utilisation massive des mitrailleuses et de l'artillerie lourde. Les spahis, eux, sont surtout utilisés pour des attaques ponctuelles et surprises, des coups de main, des charges, des attaques de village et des poursuites en montagne, se révélant au final plus économes en vies humaines. Au cours de leurs différentes opérations pendant la Première Guerre mondiale, les spahis marocains comptent 114 tués parmi leurs camarades, un chiffre certes élevé, mais qui reste modeste par rapport aux hécatombes habituelles de la Grande Guerre.
Ces pertes sont-elles supérieures à celles du reste des troupes coloniales et de l'armée française dans son ensemble ? Les pertes globales pour les combattants marocains sont de 26,6 % des effectifs engagés, soit près de 11 000 hommes, ce qui est énorme, mais ne permet en aucun cas de vérifier l'hypothèse " d'indigènes chair à canon " durant la Première Guerre mondiale. En tout cas, ils ne le sont guère plus que leurs frères d'armes français, qui comptent dans leurs rangs 24 % de pertes. En gros, c'est un homme sur 7 qui ne rentre pas au pays, soit à peu près le même nombre que pour les " poilus " français. Mais rappelons que ces combattants marocains sont morts pour un pays qui n'était pas le leur. Ces chiffres restent, au demeurant, effrayants et illustrent bien la " boucherie de 14-18 " !
UN LOYALISME A TOUTE EPREUVE
Malgré de fortes contraintes liées au recrutement, des pertes humaines élevées, des conditions de vie extrêmement pénibles au front et la poursuite de la " pacification " du Maroc, les soldats marocains font preuve d'un loyalisme exemplaire au cours du conflit.
En 1917, après l'inutile boucherie du Chemin des Dames, l'armée française traverse une crise grave, jalonnée de mutineries et marquée par l'effondrement du moral des " poilus " et de leur foi en la victoire. Les tirailleurs et spahis marocains ne subissent pas ce relâchement du moral et restent, en toutes circonstances, fidèles à leurs chefs et prêts à monter à l'assaut. Attitude d'autant plus remarquable qu'aux difficultés de la guerre de tranchées, affrontées par tous les combattants, viennent s'ajouter l'éloignement du pays, une adaptation toute relative aux conditions climatiques et une perception extrêmement floue des buts de guerre, pour ces fils d'un Protectorat entre les mains françaises depuis seulement 1912 !
Comment expliquer cet état d'esprit ? Par l'esprit de corps, la solidarité au combat, les souffrances partagées, l'attachement à des chefs qui connaissent bien leurs hommes, parlent souvent l'arabe et respectent leurs coutumes. Mais aussi, un certain paternalisme militaire qui remet à l'honneur la solidarité de groupe. Le drapeau du régiment, les citations et décorations obtenues sont des objets de fierté à titre individuel et collectif.
L'influence du Sultan est aussi importante : celui-ci, s'étant clairement engagé aux côtés de la France dès le début du conflit, adresse des lettres et des proclamations d'encouragement à ses soldats. Il leur écrit ainsi : « [...] Nous sommes persuadés que vous saurez, au milieu des autres troupes, montrer vos qualités de courage, de bravoure et de hardiesse à l'heure du combat [...] Soyez unis devant le danger et ne formez qu'un seul corps et une seule âme [...] ». Lyautey précisera au sujet de ces lettres : « [...] Ce furent d'autres lettres qui, pendant toute la guerre, vinrent encourager les soldats marocains ; et il fallait voir, comme je l'ai vu, dans les hôpitaux du front, nos soldats se les repasser et les baiser, et avec quelle émotion ! »
Le futur maréchal de France ne manque d'ailleurs jamais une occasion lorsqu'il vient en France comme au début de 1916 ou à l'occasion de son très bref passage au poste de ministre de la Guerre en 1917, de venir visiter sur le front les soldats marocains engagés dans la Grande Guerre. De petites fêtes sympathiques sont alors organisées dans la mesure du possible. Lyautey encourage, réconforte et tout simplement bavarde avec les hommes en échangeant bien sûr des souvenirs du " pays ". L'épouse du général Lyautey est elle aussi mise à contribution dans cette entreprise de soutien au moral des troupes. Elle participe en août 1918 à une petite fête très " bon enfant " qui a lieu au camp de Bois l'Evêque (Meurthe et Moselle) à l'occasion d'une cérémonie de remise de décoration à des hommes du 2e RMTM.
Enfin, il faut insister sur l'encadrement des hommes, étroit, paternaliste, permanent, et encore renforcé sur la zone du front. La surveillance débute lorsqu'ils arrivent au dépôt d'Arles (pour les spahis), ils sont encadrés par des officiers interprètes qui veillent sur le moral et la moralité, résolvent les problèmes, apaisent les querelles personnelles qui peuvent survenir et... surveillent la correspondance. Les instructions recommandent le respect des habitudes culturelles et religieuses. Les Marocains disposent de cafés maures et d'une mosquée. Des imams et des fqihs dirigent la prière et rédigent les lettres.
Forts de leur alliance avec l'Empire ottoman, dont le Sultan Mehemet V a déclaré la guerre sainte à la France et à l'Angleterre, les Allemands cherchent à ébranler ce loyalisme des combattants marocains et plus généralement des troupes d'origine musulmane qui servent dans l'armée française. Sur le front, c'est par haut-parleur que s'exerce la propagande allemande incitant les musulmans à déserter, sans grand succès d'ailleurs.
Les prisonniers d'origine musulmane détenus dans le Camp du Croissant (Halbmonglader à Zossen), près de Berlin, sont aussi incités à s'engager dans les rangs de l'armée ottomane. Fin 1915, les autorités françaises font état de 4 000 prisonniers de guerre musulmans nord-africains. La proportion de ceux qui acceptent de rejoindre les rangs ottomans est établie dans une fourchette de 6 à 8 %. Il est impossible de connaître la part exacte de soldats marocains.
En tout cas, les efforts de la propagande germano-turque ne semblent pas produire de grands effets, et ne provoquent pas les désertions et les mouvements de désobéissance espérés, preuve de l'inébranlable fidélité à la France des régiments " indigènes " et tout particulièrement des troupes marocaines.
L'INHUMATION DES COMBATTANTS MAROCAINS MORTS POUR LA FRANCE
Les directives françaises concernant l'inhumation des combattants musulmans, auxquels appartiennent les Marocains, peuvent avoir été motivées par le désir de contrer ces efforts de la propagande allemande. Mais elles s'expliquent surtout par des facteurs plus généraux : l'ampleur des pertes, dès les premières semaines du conflit, et la volonté d'en atténuer les conséquences néfastes sur les opinions et sur le moral des combattants poussent le gouvernement français à apporter le plus grand soin aux sépultures des soldats de son armée.
Ainsi, pour l'inhumation des combattants musulmans, c'est une circulaire du 3 décembre 1914, signée par Alexandre Millerand, qui édicté des règles très strictes. Par exemple, pour ses derniers instants, le soldat musulman doit être accompagné par un de ses coreligionnaires qui prononce la Chahada, c'est à dire la profession de foi. Après le décès, le corps est lavé à l'eau chaude puis placé dans un linceul blanc. L'emploi de cercueils est interdit, la stèle doit être orientée vers La Mecque et ornementée d'une inscription du Coran, ainsi que du Croissant et de l'Etoile. Il est évident que la réalité de la guerre des tranchées ne permet pas souvent de respecter ces prescriptions et que les soldats musulmans enterrés selon ces rites sont, dans un premier temps, très peu nombreux. Dans les premières semaines de la guerre, des soldats musulmans tombés au combat sont, comme tant d'autres, rapidement inhumés et leurs tombes surmontées d'une croix de bois ! C'est le cas des tirailleurs marocains, morts lors des violents combats qui se déroulèrent dans le village de Penchard en septembre 1914, au cours de la bataille de l'Ourcq. Il est plus que certain que ce genre de pratiques s'est renouvelé à maintes reprises au cours des combats les plus violents de la Grande Guerre.
Pourtant, les autorités civiles et militaires n'hésitent pas à rappeler vigoureusement la nécessité de respecter les rites funéraires musulmans, lorsqu'elles sont informées de procédures non conformes. A chaque fois que cela est possible, ces rites sont scrupuleusement observés, comme le montre ce témoignage du soldat Edmond Tondelier, datant du 2 mars 1915 : « Dix heures : on nous informe qu'un cortège funèbre va passer. C'est un tirailleur marocain mort de sa blessure à l'hôpital. Cérémonie militaire, le corps est sur une prolonge d'artillerie ; autour du corps, tous les musulmans des environs chantent une mélopée monotone sur un ton élevé et nasillard. Je mets mon manteau et pars au cimetière. On forme un grand cercle, les musulmans (des soldats pour la plupart) retirent le corps de la bière et le placent sur la terre nivelée extraite de la fosse. Prières, chants, incantations à Allah ! Puis, deux hommes dont l'un sert de marabout, descendent dans la fosse, on leur passe le corps qu'ils orientent presque debout vers La Mecque ; puis, ils se hissent dehors et cinq ou six prennent les pelles et se mettent à combler rapidement la fosse pendant qu'un autre groupe d'hommes psalmodient bien vite les prières funéraires. Quand la fosse est comblée, on place les deux plaques qui limitent la tombe et tous, fossoyeurs et chanteurs, disent en commun une prière... et on s'en va sans avoir entendu une parole française à cet homme mort sous nos drapeaux : c'était Layachi ben Allai, tirailleur au Bataillon Marocain, troisième compagnie. »
A partir de 1920, lors de la création des grands cimetières nationaux, deux prescriptions de la circulaire Millerand du 3 décembre 1914 sont systématiquement respectées, l'orientation et l'ornementation de la stèle.
LES SOUFFRANCES PHYSIQUES ET MORALES
Les souffrances physiques et morales des soldats sont énormes. Les tirailleurs et spahis souffrent du froid, bien que les montagnards berbères le supportent un peu mieux. Plus encore que le froid, c'est la boue et l'humidité des tranchées, qui sont bien mal supportées par ces hommes venus d'un pays de soleil.
Les spahis, habitués des grands espaces, doivent descendre de leur monture, s'adapter aux nouvelles conditions de combat et rester immobiles pendant de longues journées dans la boue des tranchées ! Les permissions pour retourner au pays sont quasiment inexistantes ; pour ceux qui se sont engagés pour trois ans, l'absence est longue ! Les hommes souffrent de solitude et de nostalgie.
LA GRANDE GUERRE : UNE EXPERIENCE MARQUANTE POUR LES COMBATTANTS MAROCAINS
La Grande Guerre constitue pour les soldats marocains une expérience marquante à plus d'un titre. Ils quittent leur région, leur pays, voyagent, prennent le bateau, le train, découvrent de nouvelles cultures et, comme pour les hommes du RMSM, parcourent de nombreux pays, de la France à la Syrie en passant par les Balkans. Les Marocains côtoient dans les tranchées des hommes d'horizons différents, partagent parfois entre frères d'armes un quart de vin pour se réchauffer. Ils apprennent à parler le français et s'initient à une guerre moderne peuplée d'engins aussi dangereux que compliqués.
Le contact avec les civils est fréquent lors des déplacements, au repos, à l'arrière, dans les hôpitaux... Leurs habitudes se modifient peu à peu, ils écoutent, s'imprègnent d'idées nouvelles. Partout, ils sont bien accueillis, acclamés parfois. Sur leur passage, on jette des fleurs, les civils montrent à leur égard une bienveillante curiosité, dont l'exotisme n'est pas la seule raison, comme lors de l'arrivée des tirailleurs à Bordeaux sur la place des Chartrons en août 1914.
Lorsque c'est possible, on cherche à respecter les interdits alimentaires de ces soldats et ceux qui réchappent aux hôpitaux militaires sont sensibles au fait que les blessés sont tous également traités, dans le respect de la religion de chacun. On est donc là, certes légèrement, dans une forme d'intégration, même s'il faut encore rappeler que la solde et l'avancement dans les grades laissent cruellement à désirer par rapport aux soldats métropolitains. On est bien loin de la parité des soldes entre hommes de troupe marocains et français. En tout cas, il s'agit d'une expérience certainement enrichissante, pour tant de jeunes qui, pour la plupart, n'étaient pas souvent sortis de leur village. Expérience, hélas, payée au prix fort !
Devant des efforts si considérables et consentis avec tant de loyauté par les combattants marocains, certains à Paris cherchent à trouver les moyens qui permettraient de " récompenser " ces soldats versant leur sang pour le salut de la France. En 1915, une proposition de loi déposée à la Chambre des députés envisage d'octroyer la nationalité française aux militaires et anciens militaires " indigènes " originaires d'Algérie, de Tunisie et du Maroc. Les députés à l'origine de cette proposition de loi, épaulés par Georges Clemenceau et Georges Leygues, présidents des commissions des Affaires étrangères du Sénat et de la Chambre, estiment que donner à ces hommes « la qualité de citoyen français » serait : « le plus haut témoignage que la France puisse décerner ». Lyautey informé du projet considère qu'il s'agit d'une très mauvaise idée, révélatrice de la méconnaissance totale de la nature même du Protectorat et de la société marocaine. Il est particulièrement outré par l'assimilation faite entre l'Algérie et le Maroc si différents par leur statut et leur histoire. Cette idée de naturalisation généreuse à l'origine lui apparaît politiquement dangereuse, maladroite et inadaptée aux attentes des Marocains. La proposition de loi les concernant sera finalement enterrée.
LES COMBATTANTS MAROCAINS A L'HEURE DE LA VICTOIRE
Le 11 novembre 1918, Lyautey garde à l'esprit les sacrifices et la fidélité de ces combattants. En annonçant au peuple marocain la victoire finale des Alliés, il lui fait ainsi part de sa gratitude : « En portant ces grandes nouvelles à la connaissance du peuple marocain, je le remercie, au nom du Gouvernement de la République française, de la fidélité qu'à l'exemple de son auguste souverain, Sa Majesté le Sultan Mouley Youssef, il a témoigné à la cause de la France et de ses alliés au cours de cette longue et terrible guerre où ses enfants ont si vaillamment combattu à côté des nôtres. »
Le 14 juillet 1919, lors du défilé de la Victoire à Paris sur les Champs Elysées, un vibrant hommage est rendu par la foule aux troupes de l'armée française et aux soldats alliés qui passent sous l'Arc de triomphe. La participation à ce défilé de détachements de spahis et de tirailleurs du 1er et 2e RMTM, qui se sont fièrement battus durant la guerre sous le fanion chérifien, symbolise la précieuse contribution du Maroc à la victoire de 14-18. Contribution qui sera de nouveau sollicitée par la France, une vingtaine d'années plus tard.
Jean-Pierre RIERA, professeur d'Histoire-Géographie au Lycée Lyautey de Casablanca (1997- ).
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