Intervention de Mme Rama YADE,
Secrétaire d’Etat chargée des Affaires étrangères et des droits de l’Homme,
à l’occasion de la cérémonie en hommage aux héros de l’Armée noire
(Reims, le lundi 3 novembre 2008)
* * * * *
Monsieur le Ministre de la Défense de la République du Mali,
Monsieur le Ministre, cher Jean-Marie BOCKEL,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Madame le Maire,
Messieurs les Présidents du Conseil régional et du Conseil général,
Chers amis,
Je suis fière d’être avec vous aujourd’hui à Reims, une ville qui, du baptême de Clovis au dernier sacre d’un roi de France, a été intimement liée à la constitution de la Nation française. Une ville aussi qui a été aux avants-postes des combats sanglants de deux guerres mondiales, et à la défense de laquelle les « Tirailleurs sénégalais » se distinguèrent par leur ardeur et leur courage.
Près d’un million de combattants issus de ce qui constituait alors l’empire colonial français ont servi dans l’armée française au cours du XXème siècle. Originaires du Maghreb, d’Afrique noire, de Madagascar, d’Asie, près de 100.000 d’entre eux sont « morts pour la France ». De 1914 à 1918, 250.000 soldats africains noirs ont combattu sur notre sol et 27.000 d’entre eux y ont fait le sacrifice de leur vie. La France leur a rendu hommage en érigeant dans votre ville en 1924 un monument « aux Héros de l’Armée noire », un témoignage que les nazis se sont empressés de détruire en 1940 et qu’aujourd’hui nous devons rebâtir. Ce projet existe aussi parce qu’un homme, Chekh Sakho, s’est mobilisé, faisant preuve d’une détermination sans faille, jamais désespérée.
Je salue avec une très grande émotion cette entreprise. Que cela n’a-t-il été fait avant ? Le peuple français a une dette envers les tirailleurs sénégalais. Cette dette est sacrée. Elle touche à la Nation. Les tirailleurs sont tombés pour que la France ne meure pas. Pour que vive la France. Loin de chez eux. Disons le clairement : l’hommage de la France aux Tirailleurs sénégalais a été en deçà de leur sacrifice. Nous avions pourtant un égal souvenir de la Grande Guerre : les mots « Somme », « Dardanelles », « matricule », « Verdun » résonnent familièrement aux oreilles des tirailleurs. Aux miennes aussi.
Avec la deuxième guerre mondiale, c’est la génération suivante qui sera sollicitée. Dès juin 40, on mobilise 200.000 coloniaux originaires de l’Afrique subsaharienne. Les combats de la campagne de France au printemps 40 sont brefs mais terriblement meurtriers pour les troupes d’outre mer. Trente mille Africains périssent au front. Beaucoup sont faits prisonniers par les Allemands. Pendant ce temps, c’est en Afrique que le Général de Gaulle, confronté à ses premiers bains de foule, trouve l’énergie pour continuer le combat de la France libre. Les premiers territoires ralliés en 1940 au Général sont africains : tout d’abord le Tchad, conduit par le premier gouverneur noir de l’Empire, le Guyanais Félix Eboué ; puis le Cameroun, sous la commandement du futur Général Leclerc. Les premières victoires de la France ont ainsi été obtenues grâce à une armée constituée à 80% d’Africains.
Je n’oublie pas non plus, chère Euzhan Palcy, la part essentielle qu’ont eu les dissidents antillais dans la Résistance outre mer. C’est un hommage qui doit leur être encore rendu.
Il faut pleinement voir à quel point la « force noire » chère au général MANGIN, tirant de façon audacieuse, pour mieux effacer 1870, la conclusion extrême des prémisses posés sous le Second Empire par FAIDHERBE, constituait la face ultime d’un « pacte colonial » fondé sur l’égoïsme des intérêts et l’inégalité des conditions. Une inégalité statutaire, organisée, même si la fraternité des armes a dû très régulièrement en atténuer les conséquences.
Car, de retour dans leur pays d’origine, des tirailleurs sont fusillés pour avoir réclamé leur solde, comme ce 1er décembre 1944 à Thiaroye, dans la banlieue de Dakar. Aujourd’hui, 200 tombes anonymes témoignent de ce massacre. Les survivants percevront, eux, des pensions de guerre plus faibles que leurs compagnons d’armes : une décision administrative en 1959 diminue les pensions en les alignant sur le pouvoir d’achat du pays d’origine : là où un ancien combattant français invalide à 100% reçoit 4 081 francs de pension mensuelle, un Sénégalais perçoit 1463 francs et un Guinéen 673 francs. Il aura fallu attendre 2002, pour que le Conseil d’Etat dans un arrêt Diop considère ce système comme discriminatoire. Le Gouvernement consent alors à décristalliser les pensions versées à 80 000 anciens combattants. Consent, car cette opération ne fut obtenue qu’après des années de lutte. Et encore, la décristallisation ne fut-elle que partielle. L’écrivain Philippe Dewitte l’a très bien raconté dans le documentaire « L’histoire oubliée » de Eric Deroo et Alain de Sedouy : « on y voyait un ancien tirailleur courir de guichet en guichet de l’administration française pour obtenir une pension. En regardant ce long fantôme rescapé de Cassino et autres Dien Bien Phu, arborant la cravate rouge de commandeur de la Légion d’honneur, errer à travers les couloirs des administrations françaises, à la quête de la reconnaissance et d’une pension à laquelle il a droit, je ne pouvais, dit Dewitte, me départir d’un certain sentiment de honte ».
Honte d’un côté. Mais dignité de l’autre. Nous sommes nombreux à avoir en tête l’image de ces vieux tirailleurs africains qui ont vécu longtemps sans rien demander. Oui, ils avaient subi l’injustice. Oui, ils avaient payé le prix du sang sans en être remerciés. Mais combien d’entre eux ont traîné leur silhouette dans les villes et villages africains, dignes, ne revendiquant rien, étant simplement fiers d’avoir servi un pays qu’ils n’ont cessé d’appeler la mère patrie. Silence exceptionnel de ces hommes. Jusqu’à l’absurde. Rappelez vous ce 11 novembre : c’était en 1998, lorsque la République finit par se rappeler le souvenir du sacrifice des tirailleurs et envisage de leur signifier symboliquement la reconnaissance qu’ils n’attendaient plus. Le 11 novembre 1998, jour de son 104ème anniversaire, Abdoulaye Ndiaye, ancien tirailleur sénégalais, devait donc recevoir la légion d’honneur sur la place de son village par l’ambassadeur de France. Las ! La veille du jour de gloire, il mourut. Le destin avait-il voulu faire savoir que ce geste arrivait trop tard ?
Silence des tirailleurs. Incompréhension de leurs petits-enfants, aujourd’hui Français. Ecoutons Fatou Diome, la sénégalo-strasbourgeoise, qui dans La préférence nationale, lâcha son amertume devant un boulanger de Strasbourg qui lui demandait ce qu’elle venait chercher en France : « Je suis venue, Monsieur, pour rétablir la vérité. Vous m’avez appris à chanter Nos ancêtres les Gaulois. Je veux apprendre à vos gosses à chanter Nos ancêtres, les tirailleurs sénégalais ». Et à travers elle, à travers Fatou Diome, c’est toute une génération, celle des petits-enfants des tirailleurs, qui lança ce cri de douleur pour l’injustice faite à leurs pères. Jusqu’à aujourd’hui encore dans les tours de nos banlieues françaises. Cette jeunesse française issue de l’immigration : combien de fois l’ai-je entendu dire : à quoi sert-il d’aimer la France puisque nos grands-parents qui l’ont aimé jusqu’à mourir pour elle, n’y ont rien gagné. Contraste saisissant entre la fierté des tirailleurs d’avoir servi et la colère des petits-fils. Au point que je me demande parfois si les hommages aux tirailleurs ne devraient pas être plus efficaces que la discrimination positive pour apaiser nos chérubins de banlieues. Non, je ne me le demande pas. J’en suis sûre.
Et, d’autant plus, que la mémoire des tirailleurs n’est pas une mémoire qui divise. Entre les « gentils Africains » et les « méchants Français ». Dans la longue obscurité coloniale, il y a eu de grands Français qui ont eu un comportement qui touche au sublime. Et les tirailleurs sénégalais aiment à raconter leur compagnonnage avec le plus grand d’entre eux : Jean Moulin.
Nous sommes le 17 juin 1940 à Chartres, dans le département d’Eur-et-Loire. Les Allemands veulent imputer aux tirailleurs la responsabilité des massacres commis sur des civils français, en réalité victimes de bombardements allemands. Ils demandent à Jean Moulin, alors préfet, de reconnaître cette accusation en signant le protocole selon lequel des femmes et des enfants français ont été massacrés après avoir été violés. « Ce sont vos troupes noires, dit le document nazi, qui ont commis ces crimes dont la France portera la honte ». La réponse de Moulin est sans ambiguïté : « Nos tirailleurs sont incapables de commettre une mauvaise action contre des populations civiles et moins encore le crimes dont vous les accusez ». Torturé pendant sept heures, le chef de la Résistance ne signe pas le protocole. Sous la pression, il saisit un débris de verre et tente de suicider en se trancher la gorge. Pour ne pas avouer. Il raconte dans Premier combat : « je ne veux pas être complice de cette monstrueuse machination qui n’a pu être conçue que par des sadiques en délire ». Moulin gardera de cette tentative de suicide une cicatrice dissimulée sous sa célèbre écharpe.
Je veux à travers ce récit, à travers l’épopée des tirailleurs, vous dire, chers amis, que ce qui nous rassemble est plus important que ce qui nous divise. Les facteurs d’unité plus puissants que les ferments de la discorde. Vous dire que des hommes noirs ont un jour aimé ce pays jusqu’à mourir pour lui. Que cet héritage devrait être le socle d’une unité nationale que l’on ne retrouve nul par ailleurs.
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